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Emile Zola, La Débâcle (Erstveröffentlichung 1891)

" Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent galoper sans être vus. Une balle pourtant troua la tempe d'un de leurs camarades, qui tomba dans leurs jambes. Ils durent l'écarter du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il y en avait trop. L'horreur du champs de bataille, un blessé qu'ils aperçurent, hurlant, retenant à ses mains ses entrailles, un cheval qui se traînait encore, les cuisses rompues, toutes cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l'accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules.
[…]
Dans le vaste séchoir, dont on laissait la grande porte ouverte, non seulement tous les matelas étaient occupés, mais il ne restait même plus de place sur la litière étalée au bout de la salle. On commençait à mettre de la paille entre les lits, on serrait les blessés les uns contre les autres. Déjà, on ne comptait près de deux cents, et il en arrivait toujours. Les larges fenêtres éclairaient d'une clarté blanche toute cette souffrance humaine entassée. Parfois, à un mouvement trop brusque, un cri involontaires s'élevait. Des râles d'agonie passaient dans l'air moite. Tout au fond, une plainte douce, presque chantante, ne cessait pas. Et le silence se faisait plus profond, une sorte de stupeur résignée, le morne accablement d'une chambre de mort, que coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers. Les blessures, pansées à la hâte sur le champs de bataille, quelques-unes même demeurées à vif, étalaient leur détresse, entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés. Des pieds s'allongeaient, chaussés encore, broyés et saignants. Des genoux et des coudes, comme rompus à coups de marteau, laissaient pendre des membres inertes. Il y avait des mains cassées, des doigts qui tombaient, retenus, à peine par un fil de peau. Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux, raidis de douleur, d'une pesanteur de plomb. Mais, surtout, les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre, la poitrine ou la tête. Des flanc saignaient par des déchirures affreuses, des nœuds d'entrailles s'étaient faits sous la peau soulevée, des reins entamés, hachés, tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques. De part en part, des poumons étaient traversés, les uns d'un trou si mince, qu'il ne saignait pas, les autres d'une fente béante d'où la vie coulait en un flot rouge : et les hémorragies internes, celles qu'on ne voyait point, foudroyaient les hommes, tout d'un coup délirants et noirs. Enfin, les têtes avaient soufert plus encore : mâchoires fracassées, bouillie sanglante des dents et de la langue ; orbites défoncées, l'œil à moitié sorti ; crânes ouverts, laissant voir la cervelle. Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau, étaient comme des cadavres, les fracturés, les fiévreux, s'agitaient, demandaient à boire, d'une voix basse et suppliante.
[…]
Au premier moment, les plaies les plus profondes se sentaient à peine, et plus tard seulement les effroyables souffrances commençaient, jaillissaient en cris et en larmes. Ah ! le bois scélérat, la forêt massacrée, qui, au milieu du sanglot des arbres expirants, s'emplissait peu à peu de la détresse hurlante des blessés ! Au pied d'une chêne, Maurice et Jean aperçurent un zouave qui poussait un cri continu de bête égorgée, les entrailles ouvertes. Plus loin, un autre était en feu : sa ceinture bleue brûlait, la flamme gagnait et grillait sa barbe ; tandis que, les reins cassés sans doute, ne pouvant bouger, il pleurait à chaudes larmes. Puis, c'était un capitaine, le bras gauche arraché, le flanc droit percé jusqu'à la cuisse, étalé sur le ventre, qui se traînait sur les coudes, en demandant qu'on l'achevât, d'une voix aiguë, effrayante de supplication. D'autres, d'autres encore souffraient abominablement, semaient les sentiers herbus en si grand nombre, qu'il fallait prendre garde, pour ne pas les écraser au passage. Mais les blessés, les morts ne comptaient plus. Les camarade qui tombait, était abandonné, oublié. Pas même un regard en arrière. C'était le sort. A un autre, à soi peut-être ! "

(Emile Zola, La débâcle, Paris (livre de poche) 1992, S. 278, 302-303, 325)

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