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'L'apparence et la grandeur'
 
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L'apparence et la grandeur

De même, il y a une grande différence de style de jeu et d'esprit de la représentation dramatique entre acteurs français et allemands. II n'est pas nécessairement facile à un metteur en scène français de travailler avec des acteurs allemands. J'en ai fait autrefois l'expérience à Bochum, et j'ai poursuivi mes réflexions à ce sujet en travaillant à la Schaubühne dans les années 70. Et Peter Zadek (2) a eu l'occasion de s'en rendre compte l'an passé. Mais il y a des exceptions : Grüber (3), mais il a appris son métier en Italie auprès de Strehler et il travaille depuis vingt ans avec le décorateur-peintre-intellectuel-et-écrivain Gilles Aillaud ; la double démarche, la dyslexie est inscrite dans le dispositif de travail, et cette dyslexie est admise tant par les acteurs français que par les acteurs allemands avec lesquels travaille Grüber. Autre exception : Langhoff (4), mais l'imaginaire de l'émigration allemande lui tient lieu d'identité.
 
 J'en reviens aux acteurs. Leurs styles de jeu, leurs façons d'appréhender le « personnage », de concevoir la représentation théâtrale, ne se nourrissent pas aux mêmes sources. Schématiquement (et au risque de trop simplifier) je dirais que le métier de l'acteur français procède de la tradition classique telle qu'elle est apparue au XVIIe et accessoirement du vaudeville [1]  tel qu'il s'est cristallisé au XIXe siècle. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui importe ce n'est pas l'être du personnage, mais le fait qu'il est pris dans un système qui le met « en représentation » et ceci à l'intérieur même de la pièce. II y a dans la tradition française un goût de l'apparence, moins radical que dans la tradition espagnole où s'épanouit une véritable passion de l'apparence, mais tout de même un goût de l'apparence que récuse la tradition allemande. C'est Lessing qui disait en substance : le Français est une créature qui veut toujours paraître plus grande qu'elle n'est - l'Anglais est autrement fait, il veut ramener à lui, tirer à lui, tout ce qui est grand.

Fig. 2

Vaudeville, dérivé de "voix de ville". C'est ainsi que l'on désignait les pièces improvisées ironiques et critiques jouées par les comédiens italiens sur la scène des foires parisiennes depuis la fin du XVIIe siècle. Entre 1700 et 1750, le vaudeville était la principale forme de l'opérette française, avant d'être supplanté vers 1765 par l'opéra comique. Aux USA, le vaudeville fut au XIXe siècle un précurseur de la comédie musicale.

Source Internet [2]

Ce goût de l'apparence et de la grandeur procède d'une certaine conception de l'État qui s'est établie au XVIIe siècle, précisément à l'époque dite classique, avec la mise en place de l'État souverain. La grandeur en question, c'est la grandeur de l'État et le goût de l'apparence qui en procède. De Gaulle encore a su nous chanter la romance de la grandeur. C'est aussi la grandeur de l'État cartésien dégagé en douceur de la tutelle religieuse, c'est-à-dire la grandeur de la politique et des éventuels sacrifices qu'elle réclame et que l'on peut lire chez Corneille et Racine.

II faudrait ici distinguer plusieurs cas de figure concernant le rapport de l'État à la religion : l'hypothèse espagnole ou baroque où le politique non seulement est soumis au religieux mais n'en est pas distinct, l'hypothèse anglaise depuis Henry VIII où le roi dès lors qu'il se soustrait à l'influence de la Papauté doit devenir le chef de son Église, et la situation française qui émancipe la politique de la tutelle religieuse, jusqu'à soumettre l'Église de France à l'autorité royale pour tout ce qui concerne la politique mais en la laissant sous l'autorité de la Papauté en matière religieuse. L'État souverain peut bien reconnaître une religion d'État et une Église d'État, il n'est pas indifférent que ces deux reconnaissances procèdent d'une décision souveraine de l'État. C'est en ce sens qu'on peut voir dans la formation de l'État souverain l'émergence de la notion moderne de politique par dépassement des guerres de religion et trouver à cette notion de politique une grandeur, un goût des apparences qui appelle une certaine pompe. De Gaulle est un bon représentant de cette tradition classique. On peut prolonger cette réflexion en prêtant attention à l'étymologie grecque du mot: politique, ce qui conduit à l'opposer à l'adjectif: barbare. Corneille sera politique et Shakespeare sera barbare.

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Notes

(2) Ex-"Intendant" du Schauspielhaus de Bochum puis du Thalia Theater de Hambourg, Peter Zadek y a notamment présenté plusieurs mises en scène provocantes de Shakespeare ; la saison dernière, il fut invité au Théâtre de l'Europe (Odéon) pour y mettre en scène Mesure pour mesure. 

(3) Klaus Michael Grüber, autrefois assistant de G. Strehler au Piccolo Teatro de Milan, est depuis le milieu des années 70 régulièrement metteur en scène à la Schaubühne de Berlin ; la plupart de ses productions ont été invitées par le Festival d'Automne qui a également produit en français Faust-Salpêtrière, Bérénice (avec et à la Comédie Française) et La Mort de Danton.

(4) Mathias Langhoff a fait ses débuts comme metteur en scène (avec Manfred Karge) au Berliner Ensemble dans les années 60, il a quitté la RDA quelque temps après l'affaire Biermann, et travaille très régulièrement en France et en Suisse (Genève et Lausanne) où il est l'unique représentant de l'école théâtrale de l'ex-RDA. II a présenté notamment Le Prince de Hombourg, La duchesse de Malfi, Leperroquet vert (de Schnitzler). Son père Wolfgang Langhoff, une figure du théâtre allemand des années 30, s'était exilé après un séjour en camp dès 1933, et fut une personnalité importante du théâtre de la RDA dans les années 50.