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'Un objectif - Plusieurs voies? La culture comme dimension de l'intégration européenne'
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Un objectif - Plusieurs voies? La culture comme dimension de l'intégration européenne *
Un entretien avec Michel Colardelle, Gesine Schwan et Aleksander Smolar **
(traduit de l'allemand par Isabelle Quillévéré)
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Cette interview a été publiée en allemand et en polonais dans: Dialog - Deutsch-polnisches Magazin, N° 65 (2003/2004), pp. 21-35. La documentation a été légèrement modifiée et complétée par l'équipe du projet Deuframat. La contribution originale est également accessible au site Internet http://www.dialogonline.org/artikel.php?artikel=29 [1] . Les auteurs et la rédaction de la revue Dialog ont aimablement autorisé la reproduction de cette interview.
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Michel Colardelle, Directeur du Musée National des Arts et Traditions Populaires, Centre d'Ethnologie Française, à Paris.
Gesine Schwan, politologue, présidente de l'Université Européenne de Viadrina, à Francfort sur l'Oder.
Aleksander Smolar, professeur au CNRS/Paris et président du Comité de direction de la Fondation Batory, à Varsovie.
Marc Nouschi, jusqu'à août 2003 directeur de l'Institut Français de Berlin, depuis septembre 2003 directeur de l'Institut Français de Varsovie.
Marc Nouschi:
Jean Monnet aurait dit en parlant de l'intégration européenne: "Si c'était à refaire, je commencerais par la culture". Il n'est pas certain qu'il ait vraiment prononcé cette phrase, mais je la trouve très séduisante. Mes trois invités ont la tâche ardue de réfléchir aux rapports dialectiques entre la culture et l'Europe. Je leur demanderai ce qu'ils entendent par "identité culturelle". On en parle beaucoup, mais personne ne se risque à en donner une définition. Nous parlerons au cours de la discussion des frontières culturelles un peu floues de l'Europe. Mais j'aimerais tout d'abord poser la question à Mme Schwan : qu'est-ce que l'identité culturelle?
Gesine Schwan:
Je tenterai de répondre en m'attachant à trois aspects. Tout d'abord, la culture est un concept général englobant tout ce qui s'oppose à la nature. La culture est tout ce que les hommes ont accompli. La littérature, les beaux-arts, mais aussi l'industrie et l'agriculture en font partie. Mais nous pourrions également restreindre ce concept et constater qu'une différence se dégage dès l'abord entre la France et l'Allemagne dans les termes de "culture" et de "civilisation". Dans l'histoire des idées, le terme de Kultur est spécifiquement allemand, tandis que celui de "civilisation" a été forgé par la France. Le film sur la famille Mann fait bien ressortir cette différence.
La culture occupe traditionnellement une place privilégiée, en tant que riche et vaste ensemble généré par l'histoire. Les domaines non abstraits, tels que la technique, n'en font pas partie. Une autre définition vise la culture politique. Que signifie ce terme de culture politique? Il s'agit d'un terme neutre qui englobe les mentalités, les attitudes, les systèmes de valeurs, et marque les relations institutionnelles. Il existe une longue tradition qui remonte à Montesquieu. Lorsque vous avez évoqué cette phrase de Monnet, "si c'était à refaire, je commencerais par la culture", je réfléchissais à quel point cette voie serait difficile, je me disais qu'elle serait même peut-être fausse. La culture est une sphère qui évolue lentement. En raison de son importance, nous ne pouvons pas l'imposer par tout un arsenal technique, ni non plus la manipuler.
Fig. 3
La reine Europe de François Dubois (Paris 1810).
Reproduction du catalogue d'exposition "L'idée d'Europe - Plans pour la 'paix éternelle'. Ordres et utopies pour le développement de l'Europe de la pax romana à l'Union européenne". Deutsches Historisches Museum 2003
Source: Dialog, Deutsch-polnisches Magazin N° 65, 2003/2004, Couverture
La construction de l'Europe peut être mise en analogie avec d'autres évolutions et processus de transition et de transformation de régimes, de gouvernements et de civilisations. Nous nous attacherons d'abord à examiner les institutions au sens large, que ce soit la séparation des pouvoirs ou l'établissement de constitutions. Dans un deuxième temps, nous devrons tenir compte aussi de la culture, car les institutions ne peuvent fonctionner d'elles-mêmes, sans la culture. Un écart temporel sépare les champs d'action de ces deux sphères, ce qui constitue un défi pour toute transformation et aussi pour l'Europe en cours d'unification, précisément du fait qu'il existe en Europe des différences entre les cultures et les modes de pensée et qu'elles perdureront dans de nombreux domaines.
Aleksander Smolar:
J'aimerais entrer dans le débat par une remarque biographique. Depuis 1989, je vis entre la France et la Pologne. En France, où j'ai émigré, je travaille comme politologue au CNRS. Je me tourne à présent vers le problème de l'identité, que vous avez évoqué au début. Dans notre cas, l'identité collective a une connotation nationale. L'identité repose sur une mémoire vive, sur des valeurs et sur leurs composantes mythologiques et séparatrices. L'identité collective se forme en particulier à partir de l'opposition à tout ce qui est perçu comme étant étranger, à "l'Autre". C'est un trait de caractère propre à une identité européenne diffuse.
Nous devons prendre au sérieux les relations problématiques entre l'Europe et les autres continents ou cultures, par exemple le monde de l'Islam. Une question importante est celle des rapports entre la chrétienté et l'Église orthodoxe. Depuis peu, nous nous préoccupons des relations conflictuelles entre l'Europe et les États-Unis. Robert Kagan, un scientifique et publiciste qui exerce une grande influence sur l'administration des USA, étudie depuis des années ces relations transatlantiques. Il fait ce faisant appel dans son argumentation aux relations hommes-femmes, quand il énonce que l'Europe vient de Vénus, et l'Amérique de Mars.
Fig. 4
Le terme de "culture" représente encore souvent aujourd'hui le beau, le vrai et le bon, ce qui le réduit à la seconde signification de "cultura": à l'art et à la culture intellectuelle. Mais un concept de culture si restreint implique aussi toujours la volonté de se démarquer par rapport à tout ce qui est "non-culture", et qui englobe en particulier la "culture de masse" (H. Marcuse).
Source Internet [2]
Gesine Schwan:
Une culture "cultivante" caricature ce qui s'exprime dans la culture US-américaine sous la forme de Disneyland. Est-ce un hasard que vous ne l'ayez pas mentionné? Je pense qu'il n'est pas très utile de faire une telle distinction en matière de culture. Les loisirs font naturellement partie de la culture. J'ai l'impression que dans le domaine de la musique, on fait de moins en moins la différence entre musique "légère" et musique "sérieuse".
Marc, je discerne une certaine insinuation dans l'une de tes remarques, comme s'il existait une opposition entre les États-Unis et l'Europe impliquant que les États-Unis sont superficiels, avec leur culture du divertissement, tandis que l'Europe est beaucoup plus "sérieuse". Je doute que ce regard porté sur les différences entre l'Europe et les États-Unis soit juste. Après ma première réponse, j'ai encore brièvement réfléchi à la relation entre la culture et l'économie. La mise en contraste de la culture et de l'économie, à laquelle la citation de Monnet fait allusion, a certainement joué un rôle important dans la construction de l'Europe. Je crois que Monnet voulait souligner par là que tous les progrès réalisés sur le plan économique et institutionnel ne suffisent pas encore à forger une identité européenne, qu'il faut y conjuguer la connaissance des cultures nationales, donc des mentalités et modes de pensée, et chercher à rapprocher ces différentes cultures.
Fig. 5
"Im Etappenquartier vor Paris am 24. Oktober 1870"
(Anton von Werner, 1894, tableau de la Nationalgalerie de Berlin). Ce tableau met en lumière le contraste entre la dureté de la vie soldatesque en temps de guerre et les besoins culturels des nombreux soldats "cultivés"; les hommes recouverts de boue, qui se sont confortablement installés dans le salon d'un château français, profitent de l'occasion pour faire un peu de musique.
Source Internet [3]
Je rejoins ici les propos d'Aleksander Smolar: de nombreuses études réalisées sur la mémoire collective ont mis en évidence de grandes divergences entre les pays européens, dont les vécus, les réalités, s'excluent ou se font concurrence, comme s'il s'agissait d'affirmer une identité européenne face aux Chinois, aux Américains ou aux Asiatiques. Cela ne nous est d'aucune utilité, et qui pis est, les stéréotypes s'en voient renforcés. Pour bien faire, nous devrions prendre le temps d'examiner les différents vécus historiques européens. Les divergences qui se font jour dans les traditions, les modes de pensée et les modèles culturels nationaux ne permettent pas de conclure à une homogénéité.
La délicate question des rapports entre victimes et auteurs de crimes dans chaque pays devrait nous rendre attentifs, nous inciter à nous connaître mieux les uns les autres et à écrire l'histoire de l'Europe. Cette idée a inspiré un projet que nous avons réalisé à l'Université Viadrina. Mon collège Karl Schlögel l'a pris comme un défi très difficile à relever, car les histoires nationales européennes se recoupent partiellement: elles partagent le vécu de conflits et de guerres, qu'elles perçoivent cependant différemment. Nous devons nous axer sur ce qui est faisable, car nous ne pourrons pas répondre globalement aux exigences de l'historiographie. Que devrait être une histoire de l'Europe du point de vue mythologique? Je ne peux, à vrai dire, vous répondre, bien qu'il soit à mon avis impératif d'écrire une histoire de l'Europe.
Marc Nouschi:
Michel, tu travailles comme conservateur et directeur d'un musée où se rencontrent la culture "cultivante" et la culture de loisirs. Quel est ton point de vue à ce propos?
Michel Colardelle:
La culture de loisirs n'est pas facile à cerner. Je définirai les loisirs comme une forme moderne de la culture. Une forme moderne de la culture qui existe depuis bien longtemps qu'aux États-Unis. Elle se manifeste lors de cérémonies, de rituels, et a en même temps un côté divertissant - ceci dit sans vouloir comparer ici ces aspects quant à leur valeur respective. Un musée est si l'on veut un lieu de loisirs, mais c'est avant tout un lieu de questionnement de l'esprit curieux, un espace de discussion et d'apprentissage. C'est plus qu'un simple lieu de détente.
J'aimerais encore aborder deux points. Je ne crois pas qu'il soit bon d'opposer l'économie et la culture. Je ne crois pas non plus que Monnet soit l'auteur de cette fameuse phrase sur la culture, mais s'il la vraiment prononcée, cette primauté de la culture est à mon avis irréaliste, même si l'on fait appel à la sociologie ou à la philosophie pour l'expliquer. La démocratie est l'une des valeurs de la culture européenne. Chacun sait que la démocratie ne peut exister que si un équilibre économique suffisant est assuré, ce dernier constituant le fondement de l'égalité des droits de tous les citoyens au sein de la société démocratique. La culture nous renvoie donc inévitablement à l'économie. En quoi consiste l'économie? Elle détermine les modalités d'échanges d'idées et de biens, qui peuvent être concrets ou symboliques, mais dépendent toujours de conventions culturelles. Je trouve problématique d'opposer l'économie et la culture. Leur interdépendance est évidente, voire fondamentalement nécessaire. Mais cela prendrait trop de temps de rentrer ici dans les détails.
Il en est autrement de la comparaison entre les États-Unis et l'Europe. Cette différence est beaucoup plus ancienne que nous le pensons. Nous devrions considérer la situation concrète, et non méditer sur ce que Monnet est censé avoir dit. La culture populaire est souvent occultée lorsque l'on compare l'Europe et les États-Unis. L'étude de la culture de loisirs et de la culture "sérieuse" nous permet de cerner l'histoire américaine et européenne et de les percevoir comme singulières. Les cultures européennes sont bien plus des cultures d'élites que la culture US-américaine. Les USA ont une très jeune histoire, bien plus orientée vers l'avenir, la mémoire collective y joue donc un rôle moins important qu'en Europe. Les Français parlent du "travail de mémoire". Sur ce terrain sensible, il se passe beaucoup de choses entre l'Allemagne et la Pologne, mais aussi entre la Pologne et l'Ukraine. Il me semble que ces pays s'efforcent d'atteindre entre eux un consensus sur l'approche des souvenirs douloureux, des pages sombres de l'histoire, bien que les différentes perceptions et interprétations ne puissent être totalement nivelées.
Gesine Schwan:
J'aimerais poser la question suivante: pensez-vous qu'il y a une différence entre les évolutions nationales, compte tenu des fondements communs et des cultures qui s'affrontent dans l'hostilité? Lorsque nous parlons de l'identité culturelle de la Pologne et de sa mémoire collective, nous pensons à une mémoire purement chrétienne, sans influence slave ou juive. Croyez-vous qu'il s'agisse d'une mémoire polonaise spécifique, qui se distingue nettement des autres pays européens, comme l'Allemagne?
Aleksander Smolar:
Oui, absolument. La Pologne a été très longtemps isolée. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale qu'elle est devenue par force un État pratiquement homogène du point de vue ethnique. Cela veut dire que le regard porté sur l'histoire de la Pologne est d'abord un regard politique. Au cours des discussions précédentes, il a été question du 750ème anniversaire de la ville de Posen. Deux participants ont constaté qu'on n'a pas tenu compte de l'influence de la culture allemande lors des cérémonies, bien qu'en Pologne, l'héritage allemand soit entre-temps traité de façon de plus en plus équilibrée. A Breslau et dans d'autres villes, ces positions défensives sur l'histoire se font toujours plus rares. Il en va de même en Ukraine. On recommence à parler des pages sombres longtemps tues de l'histoire polono-ukrainienne, des crimes perpétrés des deux côtés au cours d'épurations ethniques. Ceci vaut également pour l'histoire juive en Pologne. Je constate depuis de nombreuses années qu'il n'existe rien de comparable en France. Il nous suffit de nous tourner du côté du régime de Vichy: combien d'années la mémoire de cette période a-t-elle été tabouisée? En dépit de toutes les professions de foi en faveur d'une société ouverte et démocratique, les pays européens ne sont pas tous prêts dans la même mesure à mettre en lumière les pages sombres de leur propre histoire nationale.
Michel Colardelle:
Nous devrions nous garder de manipuler la mémoire. Régulièrement, des événements sont utilisés pour raviver certains souvenirs, ou au contraire en occulter d'autres. Nous accédons ce faisant à une sorte de réalité virtuelle composée d'éléments fictifs et de certains segments historiques.
Fig. 9
"All Our Colours to the Mast"
poster de l'artiste hollandais Rejin Dirksen, qui a obtenu le premier prix dans le cadre d'un concours organisé par l'U.S. Economic Cooperation Association in Europe sur le thème de "la coopération intra-européenne pour un meilleur niveau de vie".
Source: Dialog, Deutsch-polnisches Magazin N° 65, 2003/2004, p. 25.
[4] Source Internet [5]
Marc Nouschi:
Dans quelle mesure la culture a-t-elle été un facteur d'intégration entre les pays membres de l'Union européenne et ceux qui attendent encore aux portes de l'Europe? La culture a-t-elle été, est-elle un facteur d'exclusion? Qui d'entre vous désirerait répondre? Aleksander, peut-être?
Aleksander Smolar:
Je pense que les deux sont justes. La culture est à la fois un facteur d'intégration et d'exclusion. Dans l'histoire des idées, depuis Montesquieu, des hommes ont tenté d'investir cette pensée et de proposer une définition en faveur du facteur d'intégration. Par exemple, l'humanisme en Allemagne et les concepts de liberté et de démocratie, mais aussi le concept de solidarité et l'aptitude du doute constructif, sont autant de facteurs essentiels qui ont forgé la culture européenne.
Les traditions européennes ont eu bien sûr aussi des implications négatives. Le totalitarisme ou les crimes qui ont été perpétrés au nom d'une discrimination culturelle et d'une exclusion nationale ont transformé le visage de l'Europe au XXe siècle. D'autres éléments de la culture européenne, comme la prospérité et la tolérance, ont réussi à atténuer l'effet dévastateur des nationalismes. Je pense ici aux relations particulières, parce que pacifiées, entre la France et l'Allemagne. Mais ce que nous avons vécu à l'occasion du 40ème anniversaire du Traité de l'Élysée et de la déclaration commune des deux chefs d'État me tient en souci. Rendue publique au nom de l'Europe, cette déclaration suggère que le moteur français a une raison d'être. L'Italie et l'Espagne, qui font depuis longtemps partie de l'UE, pourraient s'en sentir marginalisées. C'est encore moins compréhensible du point de vue de la Pologne, car de l'autre côté du Rideau de fer, les Polonais n'ont perçu l'histoire européenne d'après-guerre que de façon fragmentaire, teintée de nostalgie et d'attentes.
Nous touchons ici inévitablement à la question de l'identité européenne. Peut-elle seulement exister? Et comment devons-nous la concevoir? Une identité qui cherche à intégrer en conciliant des éléments contradictoires. Il est difficile de dire où la fonction d'intégration commence et où elle finit. Un processus est actuellement en cours, sur lequel je peux, comme tout autre individu, exercer une influence en donnant l'exemple, comme créateur d'identité, et en soumettant ma mémoire à l'autocritique. Une identité européenne doit être assez ouverte pour respecter "l'autre". Dès lors qu'une homogénéité se fait et que naît le sentiment que l'identité est une construction intellectuelle fermée, il devient difficile de générer une compréhension mutuelle, pire encore, les conflits sont inévitables.
Pendant 40 ans, l'Europe a été un espace de démocratie, mais aussi le théâtre du déploiement de totalitarismes. Quand nous parlons aujourd'hui d'Europe, ce terme est souvent synonyme de société ouverte. L'histoire européenne est lourde de guerres et de conflits. Depuis 1989, le regard détaché posé sur cette histoire contribue à établir en Europe un équilibre entre les anciens "pays étrangers", à l'Est, et "les pays de connaissance", à l'Ouest.
J'aimerais vous donner un exemple. Au cours des dernières années, différentes chaînes de télévision françaises ont diffusé quelques émissions sur le régime de Vichy. Ces émissions accordaient une grande importance au chagrin et à la pitié. Par contre, on faisait appel à d'autres termes quand il était question du national-socialisme en Allemagne - la pitié et le chagrin n'y avaient pas leur place. Une approche sincère et authentique de l'histoire fait aussi partie de la culture. Nous avons vu qu'une partie des Français, personnifiés par Pétain, s'est montrée bienveillante envers le Troisième Reich, alors qu'une autre partie de la population s'est efforcée d'assurer le maintien de la France. Cette ambivalence vaut pour tous les pays, qu'il s'agisse de l'Allemagne ou de la Pologne. Ce qui importe, c'est de trouver une définition intégrative capable de résister à une telle ambivalence, à une telle tension.
Pour définir ce qu'est l'identité européenne, je nommerai en premier lieu la tolérance, un comportement ouvert, dégagé de tout parti pris, vis-à-vis de "l'autre". Cela commence par moi-même, par la civilisation, la culture, mais aussi par le fait que j'ai conscience de reconnaître "l'autre", et plus encore, d'éprouver cette démarche comme un enrichissement. La force intégrative de la culture fait également ses preuves dans le libre et responsable échange des monnaies et moyens de production. Une définition large de la culture doit aussi inévitablement tenir compte de la religion comme éminent facteur d'intégration.
A côté de ces facteurs marquants, il existe d'autres influences culturelles, telles que le chamanisme et la superstition, profondément enracinées dans certaines régions de l'espace méditerranéen. Les Gaulois et les Romains, un couple bien singulier, témoignent des formes particulières que la coopération peut revêtir. Si nous ne nous étions pas réconciliés, la nation française se serait faite différemment. Les Celtes et les Romains, qui se sont longtemps opposés, ont eux aussi développé un certain mode de coexistence, comme le prouvent les vestiges archéologiques. Le modèle culturel romain a fini par s'imposer face au modèle celte, ce qui ne signifie pas forcément que les Celtes aient été hostiles aux Romains.
Fig. 11
"Le Français" et "l'Allemand": l'évolution des clichés au cours du temps.
Source Internet [6]
Mais prenons également un exemple de notre temps. Les jeunes, leurs musiques et leurs graffitis, illustrent bien la façon dont les phénomènes culturels modernes se propagent à grande échelle, des États-Unis à toute l'Europe de l'Est. Nous pouvons vraiment constater que la culture est un facteur d'intégration essentiel, étant bien entendu que l'intégration ne doit pas être vue comme une idéologie, mais comme un processus.
Le regard porté sur l'histoire ne nous permet ni de définir ce qu'est la culture, ni d'orienter nos occupations et préoccupations actuelles sur d'anciens modèles d'action. Nous devons saisir la culture vécue, pour être à même de la mettre à profit comme facteur d'intégration au sein de l'Europe et réaliser ce que nous appelons la tolérance et l'intégration. Nous avons tous vécu les merveilleux moments de l'année révolutionnaire 1989. Pouvons-nous nous représenter le processus d'intégration européen sans son contraire, sans renouer avec l'image grecque et romaine des "barbares", ou bien, pour reprendre une thèse provocante, devrions-nous inventer de nouveaux "barbares"? C'est là une question essentielle pour l'Europe future.
Il est tentant de réaliser l'intégration européenne en se démarquant d'un adversaire et de faire appel à la haine comme moyen pour arriver à ses fins. Il est toujours plus facile d'argumenter négativement que positivement, et souvent difficile de chercher des points communs, mais nous ne devons pas réduire l'intégration européenne à la seule facette de l'hostilité. Il n'en est pour preuve que le libre échange des biens et des idées, les liens d'amitié tissés entre les différents pays européens. En matière d'Europe, il y a lieu d'être réaliste, mais non par trop pessimiste.
Nous sommes à présent parvenus à une décisive croisée des chemins. D'un côté, nous faisons face à une Europe qui court le risque d'être à nouveau divisée en nations, avec autant de positions différentes face aux États-Unis, de l'autre, à une Europe qui se présente au monde comme une communauté politique d'États assumant un rôle important au plan international. L'Europe ne peut s'engager dans cette dernière voie que si elle s'attache à poursuivre une coopération libre de préjugés.
Un projet d'une telle ampleur peut-il réussir, et contribuer à forger une identité? Nous avons déjà parlé de la tolérance, qui consiste non seulement à accepter "l'autre", mais aussi à le reconnaître et à le respecter dans sa dignité. Ceci représente le fondement de l'idée d'intégration. En dépit de toute volonté d'intégration, nous ne devrions pas méconnaître l'altérité culturelle des USA, lorsque nous regardons vers l'Ouest. Les États-Unis n'ont pas (eu) à tenir compte de tant de langues et cultures différentes. Malgré le grand nombre d'immigrants d'origine latino-américaine, ils ne sont pas confrontés comme nous, Européens, au problème de la multiculturalité linguistique. Aux USA, l'assimilation culturelle reste la clé du succès et du bonheur. Entre New York et San Francisco, on est moins sensible aux autres cultures qu'en Europe. Sans vouloir faire ici appel à un préjugé anti-américain, je vois dans cette différence un gain et une chance pour le vieux continent.
Il convient de faire des distinctions quant à la formation de l'identité et de la communauté culturelle. Je doute que nous puissions ébaucher un modèle de société se fondant sur le passé. Nous pouvons naturellement supposer que cela faciliterait les choses si nous recherchions dans le passé des analogies présumées utiles. Mais s'appuyer sur l'analogie historique pour prendre des décisions d'ordre actuel n'est pas une garantie de succès. Bien au contraire, recourir au passé, c'est s'exposer au risque de l'embellir et d'en tirer de fausses conclusions.
Le conflit actuel entre l'Europe continentale et son partenaire transatlantique est un conflit d'un genre nouveau et il est problématique, eu égard aux défis auxquels les différentes cultures du globe se voient confrontées. Il convient de se demander si deux blocs artificiels, l'un judéo-chrétien, l'autre européen ne sont pas en train de se reconstituer. Les différentes échelles de valeur dont les intellectuels discutent de part et d'autre ne peuvent ce faisant être niées. Le judaïsme et l'islam ont également des valeurs divergentes. Le relativisme culturel et la tolérance dont nous avons parlé sont à double tranchant, là où nous devons respecter "l'autre" comme ayant les mêmes droits que nous.
J'aimerais prendre un exemple qui sort un peu de l'ordinaire. Les mutilations sexuelles que des jeunes filles subissent reposent dans une large mesure sur des motifs religieux (abusifs). On se pose tout naturellement la question: en quoi cela a-t-il un rapport avec la religion? On peut aussi se demander: puis-je accepter cela ailleurs, et puis-je l'accepter dans mon propre pays? C'est un difficile processus que celui qui mène de la compréhension à la reconnaissance et au respect. Je n'ai pas de solution toute prête à proposer. Nous devrions peut-être nous arrêter un instant et réfléchir avant d'agir.
Michel Colardelle:
Si nous pensons au "choc des civilisations", tel que l'a défini Samuel Huntington, nous voyons l'Europe du point de vue culturel comme une Europe emmurée, ou bien de type andalou.
Il serait bon de voir l'Europe comme une Andalousie, et non comme un espace clos, ce qui vaut particulièrement pour une ville telle que Berlin. Une Europe andalouse nous offre plus de chances et de sécurité, et ce non seulement face à l'islamisme et aux autres dangers. Même dans une société purement allemande, on ne saurait ignorer les différentes subcultures qui existent parallèlement.
J'aimerais à présent en venir aux idées du Triangle de Weimar. Nous pourrions nous garder à l'avenir des erreurs qui ont été commises dans les relations avec les États-Unis en portant notre réflexion sur une voie européenne. La France, l'Allemagne et la Pologne sont si différentes l'une de l'autre qu'elles tirent de leur histoire assez de créativité, de sensibilité et d'élan pour éviter ces erreurs. Les convergences, les interférences entre divers courants culturels sont généralement très enrichissantes. Mais je reste quelque peu pessimiste quant à la mise en oeuvre effective de ces idées. Cela vient aussi de ce que les intellectuels ont rarement le courage de prendre position, de s'engager, voire même tout simplement de s'exprimer. Nous devons relever ce défi.
Il serait enrichissant de porter un autre regard sur le passé, un regard plus analytique et déconstructeur, qui nous remette en esprit une valeur telle que la tolérance. Il le faudrait, pour pouvoir mettre à profit les approches sociologiques actuelles, qui nous aident à explorer les cultures.
Quand nous nous penchons sur la relation entre valeurs religieuses et valeurs culturelles, le principe de laïcité nous dit que la religion fait partie de notre culture. Mais ce serait aller trop loin que de parler d'une identité religieuse commune. Il en va autrement du sentiment d'appartenance à une culture commune. On peut être jeune ou âgé, français ou allemand, on peut se dire intellectuel ou ouvrier, on peut appartenir ou non à une confession. Bref, une vaste gamme de valeurs et d'options culturelles s'offre à nous. Nous devrions percevoir cette diversité comme un modèle incluant la générosité. Du point de vue politique, l'Europe est depuis 1989 - malgré les crimes commis en ex-Yougoslavie - un espace civilisé et généreux qu'il convient de préserver.
Mais pour aussi séduisant qu'il soit, le modèle européen ne devrait pas être érigé en un modèle de caractère universel. Je réprouve absolument la sempiternelle leçon d'idéologie que l'Europe donne régulièrement aux autres. Nous devrions bien plutôt proposer quelque chose de plus flexible, de plus ouvert, que nous puissions tous partager, qui nous mobilise, qui anime surtout la jeune génération, elle qui ne peut gère s'identifier avec des projets politiques.
La vision est déjà devenue réalité à travers l'ouverture des frontières de l'Union européenne, mais au prix d'un verrouillage vers l'extérieur. Quel que soit le visage que nous donnons à une frontière, nous devons rechercher l'ouverture, permettre des modes de réaction flexible, pour que "en faire partie" ne signifie pas tout de même parfois "en être exclu".
L'idée de tolérance constitue une autre facette de cette vision. La tolérance vis-à-vis de comportements considérés comme "étrangers" va diminuer si les forces démocratiques ne réagissent pas. Nous serions alors confrontés à la montée du populisme. Ce qui est en jeu ici n'est rien de moins que la société démocratique ouverte. L'ancien ministre-président belge Tindemans a défini le problème à sa façon en disant que les pays européens ont négocié et adopté de nombreuses résolutions, mais que ce qui leur manque, c'est de ne pouvoir fournir de bonnes raisons à la construction d'une Europe unie. L'ancien chef de la Commission européenne Jacques Delors a quant à lui caractérisé l'Europe en exprimant l'idée qu'une Europe au sein de laquelle il n'existe pas de projets reposant sur un canon de valeurs communes ne pourra s'unifier, et qu'elle ne peut être une Europe consistante. La peur, la jalousie de "l'autre" nous habitent; elles sont l'expression de l'ambiguïté et du scepticisme qui nous sont inhérents.
Quand on parle d'élargissement, on pense avant tout au culturel, mais il existe aussi un autre élargissement, celui des protectorats et de la politique impériale. Dans les Balkans, en Macédoine et en Bosnie, nous avons pu observer ce côté agressif de l'Europe. Nous pourrions désigner cyniquement les épurations ethniques comme la manifestation d'un élargissement impérial de l'Europe. Plus réalistement, il n'est pas exclu que cette politique impériale ne trouve à l'avenir sa place en Europe. Pour minimiser ce danger, il est indispensable de défendre les valeurs intrinsèquement européennes et de renforcer la stabilisation de la société civile dans le cadre de l'élargissement de l'Europe.
Marc Nouschi:
Permettez-moi de faire encore en conclusion une remarque sur les relations entre l'économie et la culture en Europe. Je pense que nous nous accordons tous ici sur ce point. L'économie a sans aucun doute été un important catalyseur pour le processus d'unification européenne, mais en dépit de ce rôle majeur, j'ai du mal à me représenter que la culture puisse être ignorée ou considérée comme secondaire. L'économie est une sphère qui a tendance à ne pas en accepter d'autre à côté d'elle, qui vit de prémisses morales qu'elle n'a pas produites. Il en va autrement de la culture, qui repose sur l'altérité des mémoires et identités, qui est à même de générer des valeurs et des règles communes et contribue de façon essentielle à l'établissement d'une constitution et d'une cohésion européennes.
Je vous remercie beaucoup pour cet entretien.
Liens:
- [1]http://www.dialogonline.org/artikel.php?artikel=29
- [2]http://www.ikkompetenz.thueringen.de/a_bis_z/index.htm#F
- [3]http://www.uni-muenster.de/Rektorat/kalender/FBer/FBnov99.htm
- [4]http://www.fcps.k12.va.us/marshallhs/aboutgcm/cost.htm
- [5]http://www.fcps.k12.va.us/marshallhs/aboutgcm/cost.htm
- [6]http://www.sli.uni-freiburg.de/internetprojekte/projekte5/dfkommunikation/Page3.html