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La bourgeoisie : plus libérale en France?
Le développement de la bourgeoisie constitue une troisième différence historique fondamentale entre la France et l'Allemagne qui fait l'objet de vifs débats. Mais là aussi, il faut bien voir que cette différence s'inscrit dans un cadre commun rapprochant les deux pays au niveau européen: tous deux s'appuient sur les mêmes valeurs bourgeoises du travail et de la famille, présentent les mêmes structures sociales reliant les entrepreneurs, les professions libérales, les hauts fonctionnaires, les enseignants, les prêtres, et les mêmes démarcations sociales par rapport à la noblesse et au monde ouvrier. La bourgeoisie française s'est engagée au XIXe siècle et au début du XXe siècle dans une autre voie que la bourgeoisie allemande. En France, l'aspiration au pouvoir politique et le rayonnement social de la bourgeoisie n'étaient plus guère réfrénés par la noblesse depuis la fondation de la Troisième République [1] , donc depuis 1870, ni non plus contrôlés par un État monarchique réglementant le monde du travail par l'établissement d'organisations professionnelles obligatoires et par l'octroi de titres et d'ordres, comme dans l'Empire allemand [2] . C'est pourquoi le libéralisme bourgeois n'a pas connu en France de crise profonde, comme en Allemagne.
Proclamation de l'Empire allemand dans la Galerie des Glaces du château de Versailles, en 1871.
Source Internet [3]
Cette autre voie historique de la bourgeoisie française s'explique par l'existence plus ancienne de notables ruraux et urbains influents, par l'appui politique assuré par une vaste classe sociale moyenne, peut-être aussi par le rythme plus lent du processus économique. La bourgeoisie allemande n'a pas aussi bien réussi à s'affirmer politiquement et à devenir un modèle social, parce que l'unification nationale réalisée par le conservateur Bismarck passait pour elle avant l'établissement d'une constitution libérale, parce qu'elle restait plus dépendante de l'État, qui la gratifiait de nombreux ordres, titres de noblesse et autres, parce qu'elle était moins homogène qu'en France, plus divisée du point de vue économique et culturel, régional et religieux (catholicisme et protestantisme) et qu'elle a dû faire face à un mouvement ouvrier plus puissant, mieux organisé et plus radical, et a donc rejeté plus nettement l'option libérale. On débat cependant sur la question de savoir si la bourgeoisie allemande est historiquement bien évaluée, ou bien si ses réalisations dans le domaine de la science et de la formation universitaire, de l'urbanisme et de la réforme sociale, de l'économie et de l'administration d'État ont été sous-estimées, et si la bourgeoisie libérale des villes hanséatiques d'Allemagne du Nord, de Rhénanie et d'Allemagne du Sud n'a pas été trop dévalorisée.
Le mouvement ouvrier en Allemagne au début du XXe siècle (des ouvrières du textile de Crimmitschau luttent pour l'obtention de la journée de dix heures, 18.01.1904, droits d'auteur DHM
Source Internet [4]
Les discussions portent également sur la question de savoir si cette divergence entre la France et l'Allemagne n'a pas disparu à partir des années 1950 du fait de la lente dissolution de cette bourgeoisie. L'atténuation des anciennes démarcations sociales de la bourgeoisie vers le bas par l'éducation et la possession vient étayer cette argumentation. Le net clivage social distinguant la bourgeoisie détentrice de diplômes universitaires s'est estompé dans les deux pays avec la considérable expansion des universités, qui étaient fréquentées juste après la Seconde Guerre mondiale par une infime minorité, aujourd'hui par contre par près d'un tiers à la moitié des jeunes d'une classe d'âge. Les nettes différences qui existaient autrefois entre la bourgeoisie détentrice de biens et la masse des citoyens ne possédant rien se sont également atténuées dans les deux pays avec la fulgurante propagation de biens de consommation durables tels que les voitures, les appareils ménagers, les maisons individuelles, mais aussi les assurances-vie et les assurances prises en charge par l'État.
Un argument en faveur du retour en force de la bourgeoisie constitue par contre le fait que les organisations professionnelles continuent de jouer un rôle politique important, et qu'un certain style de vie bourgeois perdure, qui cultive l'art subtil de la distinction. En France, non seulement la bourgeoisie s'est maintenue plus longtemps, mais une autre démarcation sociale des classes supérieures vers le bas est restée nettement plus prononcée qu'en Allemagne: les brillants étudiants qui rentrent dans les Grandes Ecoles [5] après avoir passé de très difficiles concours disposent de chances extraordinaires sur le marché du travail et occupent ensuite souvent des positions clé au service de l'État ou dans le monde économique. Cette élite s'est bien plus affirmée auprès du public que l'élite allemande, à travers certains rituels, quelquefois le port d'uniformes, souvent la publication dans la presse de la liste des candidats reçus aux concours et des débats publics. Elle a également été bien plus thématisée par les sciences sociales. Cette différence appelle elle aussi sans cesse un effort de compréhension mutuelle entre les deux pays.