- Structures démographiques, migration, minorités
- Comparaisons socio-culturelles
- 1968 et ses conséquences
- Entre amour et droit: conceptions du mariage en France et en Allemagne vers 1800
- Introduction
- L'immigration allemande en Alsace
- La répartition de la population allemande en Alsace
- L'originalité de l'exemple strasbourgeois. L'origine nationalitaire des immigrés allemands: Badois, Wurtembergeois, Prussiens, Saxons, Poméraniens.
- La formation des unions mixtes durant les premières années du Reichsland
- Un démarrage précoce dès 1871
- Les mariages mixtes sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire
- L'originalité des mariages de la période française
- Le nouveau système de mariages
- Les premiers rapprochements entre les deux communautés: 1871-1890
- L'intégration des ouvriers et des artisans
- L'intégration malaisée des marchands et négociants
- Le rejet de la "deutsche Wissenschaft"
- Une ère nouvelle: la dernière période du Reichsland 1890-1914
- Un contexte nouveau
- L'intégration des employés
- L'ouverture vers les professions libérales
- Sources
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Les mariages universitaires
S'il est un groupe social qui éprouva tout au long du Reichsland des difficultés à aller à la rencontre de la société alsacienne et à s'intégrer dans les milieux strasbourgeois, c'est bien la communauté universitaire. L'Empereur en personne avait veillé de très près à l'installation de la Reichsuniversität en 1872 et avait fait en sorte qu'elle soit pourvue de bâtiments spacieux, d'une belle facture architecturale à l'image du Palais universitaire. Il avait fait en sorte que les professeurs soient pourvus de traitements attrayants. Bismarck lui avait assigné la mission politique et culturelle de germaniser la province d'Alsace-Lorraine et de représenter un bastion avancé de la culture germanique. La première génération (1872-90) de professeurs fut prestigieuse, rassemblant des personnalités remarquables en Lettres, Droit et Sciences politiques, Théologie protestante et Médecine. Mais les élites intellectuelles alsaciennes, pas plus que les étudiants, ne manifestèrent pas un grand intérêt pour une institution considérée comme étrangère. Aussi n'est-il pas étonnant qu'aucun universitaire de cette génération, à l'exception d'un Privatdozent en Médecine, ne réussit à entrer par le mariage dans une famille strasbourgeoise.
La situation évolua sensiblement après 1890. Découragés par la froideur de l'accueil et l'hostilité des intellectuels et du public strasbourgeois, une vingtaine de professeurs quitta Strasbourg après 1880 et fut remplacée par une nouvelle génération de professeurs moins imbus de la mission qui leur incombait, mais aussi d'un niveau scientifique moins élevé. La Délégation régionale obtint au prix de gros efforts la nomination de quelques professeurs alsaciens. Mais il restait très difficile pour un Alsacien d'obtenir une chaire de professeur titulaire à Strasbourg. Ce nouveau contexte, qui n'effaçait en rien la méfiance persistante des Alsaciens vis-à-vis de l'institution allemande, peut expliquer, du moins en partie, que de 1890 à1914, cinq mariages d'universitaires allemands avec une Alsacienne aient eu lieu.
Trois d'entre eux méritent qu'on se penche sur leur cas.
Voici d'abord Ludwig et Helena Bresslau, fils et fille de Harry Bresslau, un universitaire de grand renom, spécialiste des sciences auxiliaires de l'histoire et auteur d'une œuvre gigantesque, les Monumenta Germaniae historica, publiée en 1921. Ludwig qui enseigna la médecine, épousa en 1907 la fille d'un négociant strasbourgeois, tandis que sa sœur Helena unit en 1912 sa destinée avec le jeune Privatdozent Albert Schweitzer. Celui-ci déployait déjà de multiples activités: il était pasteur et prédicateur à l'église Saint-Nicolas, enseignait la théologie à la Faculté, était musicologue et organiste. Le choix par Albert Schweitzer d'une fille d'universitaire allemand comme épouse n'est pas pour nous surprendre. Esprit d'une curiosité universelle, il était fortement enraciné dans la culture germanique, fréquentant les grands penseurs, philosophes et théologiens allemands. Mais il savait apprécier également la littérature et la musique françaises.
Avec Friedrich Spitta, nous restons dans le domaine de la théologie et de la musique sacrée. Son mariage avec Mathilde Hiller, en 1899, le fit entrer dans une famille de commerçants. Spitta, originaire du Hanovre, consacra son enseignement au Nouveau Testament et à la théologie pratique. Spécialiste de l'hymnologie, il publia un recueil de cantiques, l'Evangelisches Gesangbuch für Elsaß-Lothringen [1] , paru en 1899 qui réhabilitait le répertoire alsacien du Moyen Age au XlXe siècle. Son contenu influença l'hymnologie luthérienne jusqu'à nos jours. A l'église du Temple Neuf, il dirigeait un chœur académique où se côtoyaient fidèles allemands et alsaciens. Son enseignement marqua plusieurs générations de jeunes pasteurs alsaciens auxquels il inculqua le sens de la liturgie et des "beaux cultes".
Avec Werner Wittich, nous sommes en présence d'une riche personnalité qui porta un grand intérêt à l'Alsace et tenta d'en sonder l'âme. Après des études en économie politique aux universités de Lausanne, Bruxelles et Strasbourg où il soutint sa thèse, il y commença une carrière de Privatdozent, puis de professeur extraordinaire. Très tôt, il était entré en contact avec le milieu très francophile de la Revue alsacienne illustrée animé par le Docteur Pierre Bucher où il publia en 1900 un essai, Deutsche und französische Kultur im Elsaß [3] . Dans cet ouvrage, il osa s'attaquer à un tabou de la pensée allemande en mettant sur le même plan culture française et culture germanique, ce qui lui valut de nombreuses réprimandes, notamment du Secrétaire d'Etat, ainsi qu'un retardement de carrière. Mal vu tant par les autorités politiques que par la communauté universitaire, Wittig dut quitter Strasbourg pour Munich en 1907, en vue d'obtenir un poste de professeur ordinaire. Alors qu'il était le meilleur connaisseur des réalités économiques et sociales alsaciennes, il dut attendre 1909 pour qu'enfin fût créée à son intention une chaire spéciale d'économie politique. En 1911 il avait épousé Catherine Fest, fille d'un petit marchand de Haguenau.
De tels mariages, cinq en vingt-cinq ans, restent l'exception. Leur existence et le contexte très particulier qui les entoure ne permettent pas d'affirmer l'émergence à l'orée du XXe siècle d'une nouvelle génération d'universitaires, esprits moins systématiques et plus ouverts sur les réalités alsaciennes.