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'L'ouverture du Mur pendant la visite officielle de François Mitterrand en RDA'
 
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L'ouverture du Mur pendant la visite officielle de François Mitterrand en RDA

C'était l'effervescence parmi les diplomates qui travaillaient ce vendredi après-midi du 8 décembre sur la déclaration politique finale. Celle-ci devait comporter entre autres une prise de position sur la question de la réunification allemande. Les Allemands désiraient voir énoncer que les Douze voulaient en Europe un état de paix, dans lequel le peuple allemand retrouverait son unité à travers une libre autodétermination. Les Italiens se refusaient, par égard pour Gorbatchev et avec l'assentiment tacite des Français, à employer le terme d'autodétermination. Tous finirent par se mettre d'accord, lorsque les Allemands proposèrent de relativiser le droit à l'autodétermination en ajoutant une phrase énonçant que cette autodétermination devait s'inscrire aussi bien dans le cadre du dialogue Est-Ouest que de l'intégration européenne. Et bien sûr, la déclaration de Strasbourg devait aussi inclure une phrase sur l'intangibilité des frontières.

 François Mitterrand se référa à l'Acte final d'Helsinki, au dialogue Est-Ouest, et posa pour condition l'unité européenne, tout en soulignant que ceci était très controversé, mais constituait un élément important pour juger l'évolution en Allemagne de l'Est. 

 Margaret Thatcher fut encore plus explicite, et déclara que les deux États allemands devaient respecter le Pacte de Varsovie et l'OTAN dans le contexte de leur autodétermination, que ce paragraphe avait été très soigneusement et longuement élaboré. 

 Ces déclarations complémentaires mirent les Allemands dans un corset: ils pouvaient décider eux-mêmes de leur unité, mais leur autodétermination était limitée par la tutelle de l'OTAN, du Pacte de Varsovie et de la CE. On attendait des deux États allemands qu'ils restent dans leurs alliances militaires et leurs communautés économiques respectives. Cependant, un accord commercial devait être conclu dès que possible entre la CE et la RDA, afin de stabiliser l'économie est-allemande. 

 Ainsi, Mitterrand avait fait approuver ses vues par les autres partenaires de la CE, y compris par les Allemands de l'Ouest. Désormais, la position française y gagnerait en clarté. 

 Le 10 décembre, suivant ce sommet de la CE à Strasbourg, Mitterrand, interviewé sur la question des frontières en Europe, apporta quelques nuances aux déclarations et revendications qu'il avait exprimées jusque-là. (25) Il déclara que l'Acte final d'Helsinki garantissait des frontières, mais que celles-ci pouvaient être modifiées d'un commun accord, démocratiquement et pacifiquement. Il ajouta qu'il y avait cependant deux sortes de frontières: celles qui, selon lui, pouvaient légitimement être modifiées, et celles pour lesquelles un remaniement serait infondé, pour diverses raisons. Il dit que la frontière de l'Elbe entre les deux États allemands constituait une division toute particulière. Dès lors, il exprimera plusieurs fois la même pensée: que cette frontière a été tracée par un peuple, que personne ne conteste qu'il s'agisse d'un peuple, et que personne ne doit croire que la division de l'Allemagne soit éternelle. 

 Pour Mitterrand, la frontière entre la RDA et la Pologne appartient à la deuxième catégorie. Il n'est pas justifié de la remettre en question. Elle est le prix que les Allemands doivent payer pour la guerre. Mitterrand déclare que l'Allemagne amie doit se souvenir qu'il y a eu une guerre mondiale, que cette guerre mondiale a généré en Europe une configuration particulière, que l'on veut la démocratie et la paix, mais aussi, que les frontières tracées à cette époque en Europe ne soient pas modifiées, car si l'on commence ce débat, beaucoup d'autres suivront. Et par mesure de précaution, Mitterrand énumère les foyers de conflit du bloc de l'Est, en Moldavie et Roumanie, en Hongrie, Transylvanie, et dans les Républiques baltes, jusqu'où il pourrait y avoir des problèmes, à partir du moment où l'on remettrait les frontières en question. L'avenir lui donnera raison, quelques années plus tard seulement - de la Moldavie à la Yougoslavie. 

 Deux jours plus tard, le 12 décembre 1989, un débat a lieu sur la réunification à l'Assemblée nationale, et le ministre des Affaires étrangères Roland Dumas déclare que le règlement durable de la question allemande dépend de deux principes inséparables: le droit des Allemands, dans les deux États allemands, de décider librement de leur avenir, et le principe selon lequel cette décision doit être acceptée par les autres pays européens, en particulier par les pays voisins. Pour aussi intangible qu'il soit, le principe de libre décision ne doit pas, selon lui, être considéré dans son application comme un principe absolu imposé aux autres au nom d'une puissance retrouvée, au risque de réveiller chez certains la peur d'un retour de dangers passés. C'est la voie pacifique. Dumas ajoute que pour la première fois depuis la fin de la guerre, ce droit à l'autodétermination du peuple allemand cesse d'être théorique pour devenir réalité, à condition de ne pas entraver la voie vers la liberté, la paix et la solidarité. Et, comme si cela n'avait pas déjà été suffisamment énoncé, il ne manque pas de faire référence à la frontière Oder-Neisse. Le lendemain, Le Quotidien de Paris titre que la France freine la réunification allemande. 

 Tandis que le mutisme de Kohl sur la question de la frontière Oder-Neisse pesait de plus en plus sur ses relations avec François Mitterrand, celui-ci provoquait de son côté la contrarié du chancelier allemand par la date qu'il avait choisie pour sa visite officielle en RDA. En Allemagne, le chancelier était sous pression: on lui reprochait de plus en plus de retarder le processus entre les deux États allemands, parce qu'il n'était pas prêt à se rendre en RDA. Kohl, accaparé par de multiples obligations et par le grand nombre de rencontres au sommet internationales qui avaient eu lieu en novembre ou devaient se dérouler encore au cours du mois de décembre, était pressé par le temps: on attendait de lui qu'il se rende à Berlin-Est pour s'y entretenir avec les nouveaux dirigeants avant le président de la République française. Mais Mitterrand tenait à laisser sa visite en RDA du 20 au 22 décembre, car sa présidence à la CE allait s'achever fin 1989. Helmut Kohl partit donc le 19 décembre pour Dresde, où il allait mener des négociations avec Hans Modrow sur une Vertragsgemeinschaft

 A travers sa visite en RDA, François Mitterrand désirait manifester envers l'État est-allemand fragilisé une reconnaissance internationale qui contribuerait peut-être à sa stabilisation. Lors de ses entretiens avec Modrow et d'autres responsables politiques, il mit l'accent sur sa conception, entre-temps bien élaborée, d'un processus démocratique et pacifique aboutissant à l'unité allemande: des élections libres à bulletins secrets à l'intérieur, la reconnaissance des accords internationaux et de l'appartenance aux blocs à l'extérieur, la confirmation de la frontière Oder-Neisse, l'abandon des armes ABC. 

 Cette courte visite suffit tout juste à mener des entretiens à Berlin avec le gouvernement et l'opposition, et à faire une brève apparition à Leipzig, jumelée avec Lyon depuis 1981. A Leipzig, Mitterrand discute à l'université avec des étudiants à qui il explique sa vue des choses. A sa propre demande, il rend aussi visite à Kurt Masur, puis traverse Leipzig à pied jusqu'aux deux églises Nikolaikirche et Thomaskirche, centres de l'opposition contre l'ancien régime de la RDA, sous les applaudissements du public. Pendant sa visite, les autorités décident d'ouvrir le Mur à la Porte de Brandebourg, le vendredi 22 décembre, et d'organiser une cérémonie entre Helmut Kohl et Hans Modrow. Dans la nuit du jeudi au vendredi, le Mur est démoli au niveau de la Porte de Brandebourg, sous la protection de quelques agents de la Vopo, la police populaire est-allemande, et de la police de Berlin-Ouest, et la plupart des membres de la délégation française se rendent à la Porte de Brandebourg après la réception donnée par François Mitterrand pour les autorités de Berlin-Est. Ce n'est que bien après minuit que la première brèche est ouverte. Du côté de Berlin-Est, Pierre Thivolet, correspondant de la télévision française, ouvre une énorme bouteille de champagne, et le premier à passer sa tête à travers le Mur, de Berlin-Ouest vers l'Est, est le ministre français de la Culture, Jack Lang. 

 Le vendredi après-midi, le président Mitterrand donne une conférence de presse avant de s'envoler pour Paris. On lui demande pourquoi il ne prend pas part à l'ouverture de la Porte de Brandebourg. Manifestement, Mitterrand est mécontent que cet acte symbolique ait lieu presque en même temps que sa visite, mais aussi, que soit encore posé ainsi un jalon de plus sur la voie de l'unité allemande. Il répond d'un ton brusque qu'il n'a pas été invité à la cérémonie, et que par ailleurs, c'est une affaire entre Allemands. Il rappelle le statut quadripartite de Berlin, et dit que les quatre puissances victorieuses ont des droits et des devoirs auxquels elles ne peuvent se soustraire. Il ajoute qu'aucun contrat n'est immuable, que c'est pour cette raison que les quatre puissances se sont déjà réunies et le feront encore, si nécessaire, et il souhaite que cela puisse se faire avec les deux États allemands. Et François Mitterrand repart quelques minutes avant l'ouverture du Mur à la Porte de Brandebourg, s'attirant des critiques du côté français: Charles de Gaulle aurait-il manqué un tel événement? 

 Quinze jours plus tard, une phrase prononcée par le président français lors de son message de Nouvel An 1990 trouve un grand écho international. Il y développe une idée politique nouvelle: l'Europe peut se construire en deux étapes. Dans un premier temps, la CE doit renforcer ses structures, comme il en a été décidé à Strasbourg. La deuxième phase doit encore être inventée. Sur la base des résolutions d'Helsinki, les années 90 verront selon lui la création d'une "confédération européenne, au vrai sens du terme, qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente d'échanges, de paix et de sécurité." (25a)

 Ce que cette "confédération européenne" implique reste longtemps dans le vague, et l'étranger réagit avec prudence. Pour Mitterrand, cela signifie: "La Confédération ne se conçoit pas sans la communauté. [...] Ni concurrence, ni redondance : la Confédération commence où la Communauté s'arrête. [...] La Confédération sera le lieu où s'organise la cohérence globale du projet européen. Il s'agit bien, à travers elle, de rattacher les Europes et non de ménager des aires de développement séparées. (26)

 François Mitterrand voulait ainsi alléger un peu la pression exercée sur la CE par la Pologne, la Hongrie, et aussi la RDA. Mitterrand estimait que les Douze devaient d'abord renforcer leurs relations avant que d'autres pays ne soient admis à entrer dans la CE; cette position était aussi dictée par la volonté de rattacher solidement l'Allemagne de l'Ouest à la CE, si solidement que Bonn n'aurait plus de marge de manœuvre pour se détacher de l'Alliance atlantique. 

 Pour remédier au climat manifestement tendu qui règne entre eux, le chancelier allemand et le président français décident de se voir en privé le 4 janvier. Pour la première fois, Mitterrand reçoit son hôte dans sa maison de campagne située à Latche, dans le Sud-Ouest de la France, à proximité de la côte atlantique. Pendant plus d'une heure, Mitterrand, historien avisé, tient au chancelier allemand un discours sur l'histoire des frontières en Europe, en particulier sur la signification de la frontière occidentale de la Pologne. Et au cours de cet entretien privé, il gagne à nouveau l'assentiment de Kohl. Mais le Français demande à l'Allemand de s'engager publiquement, ce à quoi celui-ci n'est pas prêt. En outre, Mitterrand voudrait obtenir de Kohl une accélération du processus d'unification européenne. A l'encontre des décisions prises à Strasbourg, il souhaiterait que la conférence intergouvernementale sur l'Union monétaire et financière ait lieu au plus tard à la mi-1990, et non pas seulement en décembre, après les élections au Bundestag. Mais là aussi, Kohl oppose son refus. A la fin de la journée, tous deux font une promenade le long de la plage. Les nuages ne se sont pas dissipés, mais Kohl va tout de même un peu au devant de Mitterrand en montrant de l'intérêt pour son nouveau projet d'une confédération européenne. 

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Notes

(25) Interview à Antenne 2, 10 décembre 1989.

(25a) Le Monde, 2 janvier 1990 [note de bas de page ajoutée par l'équipe du projet Deuframat].

(26) Hubert Védrine et Jean Musitelli: Les changements des années 1989-1990 et l'Europe de la prochaine décennie, in: Politique Étrangère I/91, p. 176; et Ernst Weisenfeld: Mitterrands Europäische Konföderation, in: Europa-Archiv 17/91, p. 513 et suiv.

 

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