- L'Europe une et divisée: regards historiques sur la politique européenne au début de l'ère moderne
- L'Europe des régions du point de vue géographique
- Remarque préliminaire
- La Mitteleuropa : une notion diffuse
- L'idée de la germanisation comme maxime de l'action politique
- La pérennité de la pensée d'une Grande Allemagne
- La Première Guerre mondiale et l'idée de la Mitteleuropa
- Friedrich Naumann et l'idée de la Mitteleuropa
- La menace orientale de la Mitteleuropa
- Remarque finale
- A propos de frontières et de délimitations
- Dimensions européennes de la coopération économique
- La France et l'Allemagne dans le système international
- L'élargissement de l'Union européenne vers l'Est
Vous êtes ici: Deuframat > ... > L'intensification des interdépendances économiques
L'intensification des interdépendances économiques
La tendance à vouloir choisir de nouvelles voies politiques dans les relations avec l'Autriche-Hongrie tout en la tirant derrière soi était dans l'ensemble largement subconsciente ; l'inquiétude face à la faiblesse grandissante de la position de la culture allemande, qui commença alors à influencer également la politique officielle, fut un motif supplémentaire pour qu'un changement s'amorce dans les opinions. La propension à attirer de plus en plus l'Autriche-Hongrie dans l'orbite du système politique allemand et à l'intégrer en même temps dans ses futurs propres plans impérialistes, connut alors une pulsion supplémentaire lors du passage à la politique active allemande de l'Orient qui, avec l'aide du chemin de fer de Bagdad [1] , effectua une "pénétration pacifique" systématique de l'Empire ottoman et aussi de plus en plus des Balkans qui se révélaient être une région très prometteuse pour un impérialisme informel allemand.
Fig. 11 a-b
Peu de projets ont autant échauffé les esprits avant la Première Guerre mondiale comme le chemin de fer de Bagdad qui devait aller, à partir de la gare de Haydar Pacha, dans la partie asiatique d'Istanbul, jusqu'au golfe Persique, mais qui était en fin de compte une liaison directe partant de Hambourg et passant par Berlin, Vienne, Sofia et Istanbul jusqu'au golfe Persique.
Source Internet (Fig. a)
[2]
Source Internet (Fig. b)
[3]
Néanmoins, on ne peut parler sérieusement d'une politique de Mitteleuropa dans l'Empire allemand avant 1914. L'économie allemande était d'un point de vue financier orientée dans une large mesure au marché mondial ; ni les Balkans ni l'Orient ne tenaient une place particulièrement élevée dans les bilans d'exportation du commerce extérieur allemand, tout comme dans l'exportation de capitaux. Ce fut seulement avant 1914 qu'eut lieu, à la suite du chemin de fer de Bagdad dans l'Empire ottoman, une hausse d'investissements significative. En revanche, l'Autriche-Hongrie joua provisoirement plutôt le rôle d'un "backwater" économique, son importance économique n'étant pas assez forte pour éveiller un intérêt particulier - tel que les plans de la Mitteleuropa lui porteront plus tard - dans les cercles de l'économie allemande.
Néanmoins, la première grande offensive concernant le changement fondamental de la politique allemande orientée à la Mitteleuropa provint des cercles de l'économie, tout particulièrement d'un industriel de l'électrotechnique, Walther Rathenau [4] de l'AEG, entreprise qui dépendait dans une large mesure, concernant ses activités internationales spécialisées dans les équipements industriels, du soutien complémentaire de la politique nationale ainsi que des pouvoirs publics, spécialement des communes. En 1913, Walther Rathenau rendit une philippique public dans laquelle il expliquait que l'Allemagne, lors du partage du monde, était arrivée trop tard et que "le temps des grandes acquisitions" pour cette dernière était "terminé". D'autre part, la possession de ressources et de sources de matières premières provenant d'outre-mer était absolument indispensable pour tous les Etats industriels avancés. Dans les conditions régnantes, l'Empire allemand n'avait pourtant aucune possibilité de changer cette situation par la force ou encore d'améliorer les chances pour l'économie d'exportation en renonçant à l'actuelle politique douanière de haute protection pratiquée dans l'intérêt de l'agriculture. A long terme, l'Amérique sera le troisième larron face à l'actuelle politique douanière de haute protection des puissances européennes ; en fait, elle constitue également le futur danger concernant la position de l'économie allemande au niveau mondial auquel on devra faire face en temps voulu. "Il reste une dernière possibilité : aspirer à une union douanière centre-européenne à laquelle les Etats occidentaux adhéreront tôt ou tard qu'ils le veuillent ou non. ... La tâche d'instaurer la liberté économique de circulation dans les pays de notre zone européenne est difficile, mais elle n'est pas impossible. Les législations commerciales doivent être alignées, les syndicats être dédommagés, il faut créer une division pour les recettes douanières fiscales et un produit de remplacement en cas de pertes ; mais l'objectif serait de fonder une unité économique, de niveau égal à celle de l'Amérique, peut-être même supérieur, et il n'y aurait plus, au sein du regroupement, de régions arriérées, rétrogrades et improductives. ... En même temps, les nations seraient débarrassées de l'aiguillon le plus aigu de la haine nationaliste. ... Ce qui empêche les nations de se faire mutuellement confiance, de s'entraider, de s'informer réciproquement sur leurs biens et énergies et d'en profiter, ne sont indirectement que des questions relatives au pouvoir, à l'impérialisme et à l'expansion : il s'agit dans le fond d'une question d'ordre économique. Si l'économie de l'Europe se dilue dans la communauté, ce qui arrivera plus tôt que nous pensons, la politique s'y diluera également ... " (19).
Fig. 12
Affiche publicitaire de l'Allgemeinen Elektricitäts-Gesellschaft à Berlin. L'entrepreneur berlinois Emil Rathenau (1838-1915) entrevit très tôt les chances d'avenir de l'électrotechnique. Il acquit en 1881 les droits pour l'Allemagne concernant les brevets d'Edison et fonda en 1883 la Deutsche Edison-Gesellschaft für angewandte Electricität (société allemande d'Edison pour l'électricité appliquée), qui donnera naissance en 1887 à l'Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG). L'assurance que montrait l'entreprise en rapide expansion qui construisit et exploita les premières centrales électriques performantes hors des USA, est rendue de façon saisissante dans l'affiche publicitaire créée par Louis Schmidt en 1888. Au centre se trouve la déesse de la lumière qui trône au-dessus de la terre sur une roue ailée, symbole de la marche victorieuse de la technique (et au début du chemin de fer)
Source Internet [5]
Ce plaidoyer remarquable et clairvoyant en faveur d'un changement fondamental de la stratégie et de l'objectif de la politique mondiale allemande considérait la création d'un groupement économique douanier centre-européen non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen pour arriver à ses fins, à savoir, à donner naissance à un espace économique européen autonome, comparable à celui des Etats-Unis, qui serait beaucoup moins dépendant du commerce d'outre-mer et qui constituerait surtout les conditions requises pour une croissance économique constante. Implicitement, Rathenau plaida pour déplacer à l'avenir le point fort de la politique mondiale allemande vers l'espace européen du Sud-Est et, à cette occasion, utiliser en premier lieu les méthodes d'un impérialisme informel, lequel recelait en outre la possibilité d'arriver à moyen terme à une entente entre les peuples européens. D'autres contemporains furent à la fois plus explicites et beaucoup plus directs dans leurs objectifs visés. Le comte Albrecht zu Stolberg-Wernigerode posa en février 1914 la question au secrétaire d'Etat de l'Intérieur von Delbrück si l'heure n'était pas venue de constituer une "union douanière" avec l'Autriche "et immédiatement après" avec la "Roumanie, l'Albanie et éventuellement aussi avec la Turquie" qui pourrait cautionner une alliance de tous les Allemands et des éléments non-slaves, "comme rempart contre l'avancée des Slaves, contre les grandes invasions" (20). Un autre ton plus agressif était ici donné, dirigé contre les peuples slaves du Sud des Balkans et, indirectement, contre la Russie tsariste supposée être leur protectrice.
On remarque déjà dans les propos d'avant-guerre que l'idée de la Mitteleuropa à cette époque en Allemagne servait largement d'instrument pour intégrer l'Autriche-Hongrie et les autres puissances centrales proches des peuples des Balkans ainsi que la Turquie dans une combinaison politique qui, primo, était dirigée contre la Russie et les Etats slaves des Balkans et qui, secondo, devait soutenir la politique allemande de l'Orient dans l'Empire ottoman. Les articles de Ernst Jäckh et Paul Rohrbach, parus dans le magazine Das größere Deutschland, soutenaient avec force cette dernière orientation. Ce magazine, fondé par eux en 1913, devait servir, comme Rohrbach l'admit plus tard, à préparer le peuple allemand à la grande guerre qui s'approchait avec la Russie et la France portant sur la position de l'Allemagne dans le monde. Toutefois avant 1914, on ne pensait pas sérieusement à un retournement fondamental de l'orientation de la politique allemande mondiale vers le Sud-Est ; les voies prises par la diplomatie allemande étaient trop conventionnelles. L'orientation des exportations de l'économie allemande vers l'outre-mer était bien trop importante tout comme sa position au sein des marchés mondiaux, en fait plus forte comme jamais auparavant, pour qu'elle puisse s'engager dans une expérimentation aventureuse qui se concentrerait sur un nouvel espace économique centre-européen.