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'La période 1870-1945 (R. Koselleck)'
 
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La période 1870-1945 (R. Koselleck)

Un regard latéral jeté sur les monuments aux morts de la guerre civile ou pour les révolutionnaires tombés, comparativement rares, nous renvoie à un constat accablant. La masse des monuments, sur lesquels se cristallisaient les mémoires cultuelles visant à intégrer la violence, était dédiée aux soldats tombés. Le culte dominant des morts français et allemand, évoqué et interprété différemment comme toujours selon les pays, était représenté, et le resta, en premier lieu, d'après un point de vue militaire. Il vivait - de plus en plus - de sa démarcation avec l'extérieur, de l'opposition des nations entre elles, à savoir des peuples. Il n'est donc pas étonnant de constater, en dépit des différences, de nombreuses correspondances, qu'elles aient lieu en même temps ou qu'elles soient décalées dans le temps, après une victoire ou une défaite. Quelques équivalences fonctionnelles et analogies structurelles nous sont ainsi dévoilées.

Berlin, cimetière "Garnisonsfriedhof", chapelle aux morts pour les soldats tombés, 1813-1815.

 

 
Source Internet [1]

Une chapelle aux morts, sous laquelle sont inhumés ensemble soldats prussiens et français tombés en 1813 lors de la bataille défensive de Berlin, témoigne que les morts devraient être commémorés en commun. En 1854, ce cimetière obtint le statut de "mémorial officiel". Le droit à avoir une propre tombe et, en tout cas, à l'entretien réciproque des sépultures fut fixé en 1871 dans la paix de Francfort, confirmé à Versailles en 1919 et encore en vigueur aujourd'hui. Derrière ce réglement d'entretien réciproque des sépultures, existait toujours le concept d'une guerre de duel réglée par des soldats ayant les mêmes droits et se reconnaissant mutuellement. Par conséquent, les lieux communs des tombes continuaient à être possibles : toutefois, la patrimonalisation en progression constante, si ce n'était pas celle des soldats, alors celle de leur programmation idéologique, mena à une séparation rigoureuse également des dépouilles, comme au temps des croisades.

On peut dire tendanciellement que les monuments qui furent érigés par le reste de la troupe ayant survécu, sont plus simples et dénués du pathos de la mort en masse : ils étaient souvent en même temps les tombeaux - comme on peut l'affirmer ici - de leurs camarades. Les nombreux monuments des régiments allemands et français sur les champs de bataille de 1870 en Alsace-Lorraine en témoignent : les donateurs en vinrent même à collaborer entre eux. Depuis, la règle suivante prévaut : plus les monuments commémoratifs se trouvent éloignés, dans le temps et l'espace, du lieu de l'événement mortel, plus ils sont pompeux. En France, motivés par l'esprit de revanche croissant, guidés par le souvenir français, en Allemagne dirigés par un nationalisme grandissant et soutenus par les associations correspondantes.

Berlin, cimetière "Garnisonfriedhof", monument de la garde des Grenadiers, 4è régiment, sculpteur F. Dorrenbach. 1925

Source Internet [2]

On trouve, déjà avant 1914, des équivalences allemandes, mais surtout après la défaite de 1918. Citons comme exemple le monument du quatrième régiment de la garde des Grenadiers qui fut érigé en 1925 à Berlin. Il représente un mort coiffé d'un casque, la reproduction réaliste - donc boursouflée - d'une photographie. Il ne s'agit pas ici d'un jugement esthétique : ce qui est toujours beau pour les donateurs est ce qui peut être réalisé dans le cadre d'une couverture financière donnée. Ce qui est déterminant est le poing du mort tendu vers le ciel (un motif fréquent, de Stalingrad au monument pour Jean Moulin) : il réclame vengeance. Les orateurs lors de l'inauguration ne laissèrent subsister aucun doute sur ce point. La devise habituelle qui déclare qu'il est doux et respectable de mourir pour la patrie fut citée, dans la méconnaissance fort répandue de ce qu'Horace l'aurait fait dire à la jeunesse inexpérimentée, excitée et jouant à la guerre : lui, qui avait été pendant des années un vaincu banni de la guerre civile, n'a pu le dire que sur un ton mi-ironique mi-nostalgique.

Corbie [3] (Picardie), monument pour la Première Guerre mondiale (détail)

Source Internet [4]

Le mythe de l'"invaincu sur le champ" était déjà apparu en 1918 en Allemagne, objectivement faux, seulement compréhensible d'un point de vue socio-psychologique. Il aida à trouver la plus courte formule de vengeance, définie par le théologue Seeberg, pour les monuments aux morts de l'université de Berlin : "Invictis victi victuri" - aux vainqueurs les vaincus qui vaincront de nouveau. Les trois extases temporelles, passé, présent et avenir, étaient en 1813 encore plus proches les unes des autres, sans qu'aucune allusion ne fût également faite à l'au-delà chrétien de l'époque.

Si l'on résume l'histoire comparative des monuments après 1918 dans nos deux pays, on peut affirmer qu'il existe en France un grand nombre de monuments funéraires non héroïques qui, malgré la victoire, visualisent les veuves et les orphelins (comme l'exemple de Corbie le montre). En Allemagne, ceux-ci sont plus rares, ce sont des monuments funéraires dénués de sensibilité, dominés par un héroïsme viril, que ce soient les pierres d'autel abstraites depuis 1930 (Tessenow), comme la "Neue Wache" de Schinkel ou comme à Munich depuis 1924 (Bleeker), des guerriers se reposant sous un bunker. Alors que le style après 1871 était très proche dans les deux pays : exprimer le deuil, proclamer la victoire (Allemagne) ou promettre la victoire (France), les monuments connurent après 1918 une évolution qui les firent s'éloigner stylistiquement les uns des autres : ceux des Français continuaient à osciller entre deuil, fierté et victoire : tout était montré ouvertement. Ceux des Allemands utilisaient de plus en plus un langage expressif ou abstrait qui devait exprimer l'héroïsme impuissant pour compenser l'inconcevable. D'un point de vue purement iconographique, les messages vengeurs étaient rarissimes, les monuments pacifiques n'étaient toutefois en Allemagne, à la différence de la France, presque nulle part consensuels.

Carl Friedrich Schinkel exécuta de 1816 à 1818 la "Neue Wache" (monument contre le facisme) au centre de Berlin. A l'intérieur, Heinrich Tessenow créa en 1931 un mémorial pour les soldats tombés pendant la Première Guerre mondiale.
Source Internet [5]

Vitraux dans l'ossuaire de Douaumont [6] (près de Verdun), inauguration en 1932

 

 

 

 
Source Internet (06.12.2004)

Ces constats montrent en France une tradition ininterrompue de la Troisième République, qui a même, depuis Douaumont, intégré le camp catholique. En Allemagne en revanche, la République n'a pas réussi à incorporer les deux millions de morts à son propre culte politique des morts. Un processus, pour continuer la comparaison, qui a pris en France après 1870 une génération entière - un laps de temps pendant lequel Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne et l'a perdu. La République de Weimar avait abandonné aux conservateurs, à l'encontre de la Troisième République, le culte des morts - la clef pour mieux comprendre sa chute.

Il existe certainement de nombreuses convergences entre les deux pays - comment cela pourrait-il en être autrement. A Schapbach en Forêt-Noire, le père pleure son fils qui ne reviendra plus - comme le vieil homme à Bras près de Verdun qui a tout perdu. Ou bien Maillol créa pour Banyuls-sur-Mer ce mourant sur une pierre d'autel, encore reconnaissable en tant que Français à son casque, dont la nudité toutefois, comme Maillol l'exigea, renferme une revendication classique : le mort est réduit à sa mort. Peut-être que Lehmbruck le représente encore mieux : son "Abattu" est encore reconnaissable iconographiquement en tant que soldat grâce à son bout d'épée. Mais la nudité renonce à véhiculer tout signal d'ordre national. Ce qui demeure est une figure pouvant aussi bien représenter un blessé, un mourant ou encore une personne en deuil. Ces trois aspects s'expliquent mutuellement sans aller plus avant dans l'interprétation. Pourquoi blessé, pourquoi mort, pourquoi en deuil : la sculpture s'abstient de toute explication. Cette sculpture, exposée en 1916 pour la première fois, marque ainsi un nouveau seuil. Lehmbruck laisse derrière lui la question jusqu'alors traditionnelle du "pour quoi" et du "pourquoi", il renonce à toute création de sens pour remettre justement en cause la question sur le sens. En 1918, il écrit un dernier poème intitulé "Qui est encore là ?" - et se donne la mort.

L'Abattu de W. Lehmbruck, 1916


Source Internet [7]

Toutefois, cette percée qui fixe le désespoir dans l'image et ne montre que le "Comment" dans l'Abattu, n'est pas imaginable sans Rodin grâce auquel Lehmbruck avait trouvé son propre style. Et c'est Rodin le premier qui avait accompli après 1871 une transposition analogue de l'iconologie de la mort. Sur quoi repose la réputation mondiale de "L'Âge d'airain" ? Rodin avait à l'origine représenté un guerrier blessé avec un bandeau et une lance. Cet émouvant monument guerrier aurait donc été créé dans un horizon de sens traditionnel. En renonçant aux éléments soldatesques, Rodin a dénationalisé et démilitarisé son soldat. Il ne reste que cet éphèbe timide et doutant qui titube dans notre siècle, dans l'airain, qui n'a plus aucune valeur à proposer, qui exige tout au plus.

Rodin, "Vaincu", 1875/´76; L'Age d'Airain, 1877

Source Internet [8]